L’art du piano octophonique
- Catherine Schneider
- 4 avr.
- 9 min de lecture
Dernière mise à jour : 5 avr.
Les nouvelles technologies et la création musicale
Article de Catherine Schneider publié dans la revue PLASTIR :
1. Introduction
Les nouvelles technologies offrent de nouvelles marges de transformation dans le champ de l’organologie, notamment avec ce que l’on appelle aujourd’hui « les instruments augmentés ». Il s’agit d’instruments acoustiques auxquels sont associés un dispositif de traitement du son en temps réel piloté par des capteurs de mouvements.
Nous avons créé un instrument que nous avons appelé « piano octophonique ». Il est composé d’un piano à queue acoustique, deux microphones à directivité variable placés au-dessus des cordes, une carte-son huit pistes, un ordinateur Mac Book Pro, une application spécifique (KarlMaxAudio), les interfaces gestuelles BOP et ZIL et huit haut-parleurs sur pieds (d’où le nom octophonique).
Cet ensemble constitue un nouvel instrument à part entière, un tout unifié ayant des caractéristiques propres, non réductibles à la somme de ses parties. Il permet de nouveaux modes de création et transmission. Nous nous intéressons ici à des applications liées à la création musicale.
2. Le piano octophonique
2.1 Piano préparé et techniques de jeu étendues
Le piano octophonique implique une « préparation » du piano, à savoir le placement d’objets sur et entre les cordes du piano afin d’en modifier le son. Cette pratique a environ une centaine d’années, elle s’inscrit dans un esprit de techniques de jeu étendues et de lutherie élargie. Cela recouvre, par exemple, le jeu dans les cordes (qui peuvent être pincées, frappées, frottées, grattées), des percussions sur différentes parties du piano (en bois, métal, feutre) avec les mains, des baguettes ou divers objets, l’utilisation d’archets électroniques (qui fonctionnent posés sur les cordes avec les étouffoirs relevés), des objets placés entre les cordes (boulons de différentes tailles, morceaux de caoutchouc, carton, calfeutrage), des objets placés sur les cordes (papiers de différentes épaisseurs, balles, billes, pierres), etc.
La « préparation » peut être fixe (les objets placés dans les cordes restent à la même place) ou évolutive (les objets peuvent être enlevés, déplacés, modifiés, rajoutés, au cours du jeu).
Le jeu au piano se fait assis et debout, selon les nécessités gestuelles et sonores.
Nous avons fait le choix de ne pas automatiser la « préparation » du piano avec de petits robots et de manipuler nous-même les objets au cours de la performance [1]. Dans notre démarche, la qualité d’écoute et de présence est essentielle afin que geste instrumental et geste musical participent du même élan créateur. Le piano, qu’il soit acoustique ou octophonique, relève du « toucher » et de l’écoute directe.
2.2 Le logiciel de traitement du son
L’application KarlMaxAudio pour le traitement et la spatialisation du son a été réalisée dans l’environnement Max/MSP. Elle a été conçue par Rémi Dury, musicien, créateur et dirigeant de l’entreprise Da Fact, et Jean Lochard, chercheur à l’IRCAM.
Elle a été pensée à la fois pour la composition et l’interprétation et comprend quatre familles de modules :
Ø Les modules MIDI servent à générer des données MIDI pour des synthétiseurs externes ou les générateurs de KarlMaxAudio, Ils comprennent les modules Midifile (lecture d’un fichier au format MIDI file en mode pas à pas ou suivi de tempo), Arpegiators (quatre arpegiators auxquels on peut définir deux distributions de note et passer de l’une à l’autre) et Controller Sequencer (quatre séquences de contrôleur peuvent être déclenchées indépendamment pour automatiser n’importe quel paramètre des modules).
Ø Les modules générateurs comprennent les modules Samples (permet de jouer quatre buffers de sons), Loop (adapté à la lecture des boucles rythmiques, les paramètres permettent de mélanger les slices et de changer leur longueur), Granular (permet la lecture des buffers d’échantillons avec un moteur de synthèse granulaire.), Synth (propose un synthétiseur disposant de trois oscillateurs, de trois enveloppes et d’un filtre), VSTi (permet l’utilisation d’un instrument VST), et Audio In (le générateur prélève le signal audio à l’entrée de la carte son afin qu’il puisse être traité en temps réel).
Ø Les modules d’effets comprennent les modules VarDelay (double ligne à retard avec feedback), FreqShift (double module de transposition et de Frequency Shift), VST (permet l’utilisation d’un plugin au format VST), FFT Delay (double ligne à retard spectrale. Le spectre est divisé en cinq bandes de fréquences qu’il est possible de retarder de manière indépendante. Chaque bande dispose aussi d’un feedback indépendant), Distorsion (distorsion à la fois « analogique » et « numérique ». Le signal est d’abord amplifié puis clippé. Un filtre permet de modifier la couleur de la distorsion. D’autres paramètres permettent ensuite la réduction de la fréquence d’échantillonnage et de la résolution), Ring Modulation (double module de Ring Modulation), Filter (double filtre multi mode à pente variable 12/24 dB/octave).
Ø Les modules de spatialisation comprennent les modules Bus (le son envoyé au module est spatialisé sur deux sorties de la carte son. On peut choisir d’envoyer le son sur 4 bus stéréo ou Pan 360° (système multi canal. La position des haut-parleurs doit être préalablement définie).
2.3 Les interfaces gestuelles
Les interfaces gestuelles (ensemble de capteurs de mouvements et de transmetteurs) servent à piloter l’application à distance pour la transformation et spatialisation du son en temps réel. Elles ne produisent pas de sons en elles-mêmes, elles fournissent des données.
Nous utilisons les interfaces gestuelles ZIL et BOP de l’entreprise Da Fact :
ZIL est une petite baguette de 12 cm environ
BOP se porte au poignet comme une montre
Les interfaces gestuelles sont des contrôleurs MIDI sans fil (ondes Radio - bande de fréquence 2,4 GHz), elles ont une portée de 10 à 50 mètres, possèdent une autonomie de 13h environ et se rechargent en 30 mn sur la prise USB d’un ordinateur.
Elles comprennent des capteurs de mouvement avec neuf degrés de liberté (accélérations sur plan en x, y et z, accélérations sur rotations en x,y,z et mesure des positions en x,y,z). La centrale de captation inertielle comprend un accéléromètre (six axes) avec détection simultanée des attaques sur chaque axe, un gyroscope (trois axes de rotation à 2000°/seconde), et une analyse des données pour le traitement et la reconnaissance du geste.
Ces interfaces sont conçues pour offrir une palette gestuelle riche, variée, expressive, intuitive. Elles captent les gestes qui sont mesurés et transmis à l'ordinateur qui exécute ensuite les intentions artistiques du performer. Elles ont été pensées pour être opérationnelles le plus rapidement possible sur le son, sans déprécier les valeurs algorithmiques. Elles répondent à un souci de plaisir du geste, geste musical et geste instrumental.
Concrètement, il s’agit d’associer un geste, une position, une accélération de l’interface et une action (ou plusieurs actions) dans l’application. Chaque type de contrôle correspond à un type de geste : les gestes d’impulsion fonctionnent comme des triggers et correspondent à des contrôles discontinus, les positions et les accélérations pilotent des contrôles continus.
2.4 Les haut-parleurs
Le choix de la disposition des haut-parleurs varie selon les projets. Il dépend du projet artistique mais également de la configuration et de l’acoustique de la salle ou de l’espace alloué.
L’octophonie consiste en huit canaux indépendants. Elle permet des jeux de spatialisation très variés. Les sons se déplacent dans l’espace, créent des volumes, des vagues, des mouvements, des textures, des reliefs, des architectures.
Les HP peuvent être en arc de cercle frontal ou en ligne frontale. Ils peuvent également être placés derrière, au centre, autour d’un public assis, ou organisés selon différentes configurations si le public déambule, de manière à jouer avec des diffusions diversifiées : déplacements du son latéraux, en ouverture de rideaux, croisements, arrêts, focalisations, zigzag, etc.).
3. Démarche créative
Notre démarche créative inclue l’improvisation et la composition. Par improvisation, nous entendons l’improvisation dite « libre », non idiomatique, qui ne s’inscrit pas dans un système normé. Cette forme d’improvisation donne lieu à l’exploration, l’expérimentation, l’innovation, l’intuition, l’inspiration, la spontanéité, l’émergence, la fulgurance, l’immédiat, l’instantané, la divergence, le jaillissement, l’imprévisible, l’éphémère… Elle invite à l’humilité et à l’accueil du sentiment de vulnérabilité, d’incertitude, d’impermanence.
La composition permet de structurer, organiser, choisir, inhiber, développer, comparer, recommencer, réajuster, anticiper. Nous avons choisi une forme de composition d’œuvres dites « ouvertes », c’est-à-dire que les structures sont « organiques » et que les contenus ne sont pas figés de façon définitive. Au contraire, la place est laissée à un champ de possibilités et d’improvisations créatrices lors de l’effectuation de l‘œuvre.
Improvisation et composition se nourrissent l’une et l’autre. Les frontières sont poreuses, perméable, floues, instables, irrégulières. Il n’y a pas de chronologie de l’une à l’autre, ce sont des aller-retours fructueux entre sensations, émotions, états intérieurs, prises de conscience, décisions.
La performance est l’aboutissement éphémère d’une maturation dans la forme unique d’un contexte déterminé. Elle s’inscrit dans l’esprit de l’« ichigo ichie », un concept culturel japonais visant à savourer et chérir chaque rencontre et moment de la vie, parce qu’il est unique et par là-même précieux.
Notre démarche créative est un cheminement qui comprend un travail sur le son et la matière sonore, la structure musicale, les interactions entre les paramétrages des interfaces gestuelles et l’application informatique avec le jeu instrumental et le rendu sonore, le choix d’une organisation scénique et de la spatialisation dans les haut-parleurs, l’observation de nos processus subjectifs personnels, et une réflexion poïétique. La qualité de l’œuvre dépend de notre qualité d’écoute et de présence à chaque étape du travail. Il s’agit de favoriser un état intérieur propice à la créativité et à l’inspiration : « On ne poursuit pas une intuition, on ne la provoque pas, on ne l’atteint pas. Elle nous arrive. C’est même lorsque l’esprit se libère de sa fixation sur un but particulier, lorsqu’il lâche prise, qu’il abandonne, que l’intuition se produit. Tout ce qu’on peut faire, c’est se mettre dans la disposition favorable pour que l’idée émerge, d’elle-même [2]». Reprenant les mots de Billeter, nous dirons qu’il il s’agit de faire le vide afin que l’acte se fasse[3]. C’est une qualité de silence intérieur : « cesser d’attribuer du sens, et éprouver le réel, voilà l’expérience du silence [4]».
Au-delà de favoriser l’émergence d’intuitions ou d’inspirations, il y a plus essentiel encore : favoriser « l’émergence à la conscience [5] » des intuitions ou inspirations qui naissent en nous, afin qu’elles ne soient pas ignorées parce qu’elles débordent notre acception. Nous rejoignons Soulages quand il écrit « c’est ce que je fais qui m’apprend ce que je cherche [6] ». Soulages témoigne non seulement de la posture d’un artiste qui se laisse guider par l’intuition, l’inspiration, le non verbal, le jaillissement dans l’acte, mais également d’une démarche réflexive et poïétique favorisant la prise de conscience de ses propres processus subjectifs et créateurs.
4. Conclusion
Nous sommes compositrice et performer de nos propres créations pour et avec le piano octophonique. L’utilisation des nouvelles technologies nous amène à renouer avec un modèle immémorial dans lequel interprétation, improvisation et composition participent du même cheminement de création « en soi » et de création « de soi » : « La création n’est pas seulement production d’une œuvre, elle est aussi bien transformation de soi [...] création de soi en train de se réaliser [7] ».
Nous sommes très attachée à la sensorialité et la sensitivité dans l’acte de création et le jeu pianistique. Nous visons une collaboration fructueuse, vivante, vivifiante, entre les mondes acoustique et informatique. Notre objectif est que le dispositif technologique et informatique soit le plus discret possible, et que le public en vienne à l’oublier afin d’être disponible à l’écoute.
La spatialisation des sons dans l’octophonie engendre des expériences sonores immersives uniques et « inouïes », qui offrent un autre rapport au son, à l’écoute, à la réception de la matière sonore, de l’espace sonore, du monde. La musique devient peinture, sculpture, architecture. Nous jouons avec les couleurs du son, les densités, les textures, les matières, les déplacements, les strates, les perspectives.
Nous nous reconnaissons dans la phrase de Valery : « J’ai toujours fait mes vers en me regardant les faire [8] ». Notre démarche musicale créatrice est associée à une démarche réflexive et poïétique, notamment dans la recherche de conscientisation des processus subjectifs et des états intérieurs que nous mobilisons dans les créations sonores pour et avec le piano octophonique. Pour cela, nous sommes attentive à notre propre vécu et nous alternons différents modes d’attention.
« L’’artiste, lorsqu’il crée, se sent traversé par une puissance de perfection et de joie qui dépasse sa propre compréhension de l’acte et de lui-même, de sorte que ce qu’il croit reconnaître dans l’œuvre qui extériorise sa conscience, c’est un au-delà de lui-même [9]».
Liens vers des créations sonores avec et pour piano octophonique :
Ø Partenariat avec la danse et la poésie (Carolyn Carlson Company) : https://youtu.be/v30Or_IWUE0?si=7tsVOXDxzb4LUKGX
Ø Partenariat avec le théâtre (Texte de Samuel Beckett lus par Fabrice Pruvost) : https://youtu.be/nhSbrz7eDag?si=G0JKx_vqKPCgUEdk
[1] L’art-performance est un art de l’action. Les œuvres présentées sont uniques, éphémères, évolutives. Elles offrent un espace d’expression et de réception singulier et profondément humain. Elles interrogent la finitude, la notion de trace. C’est la célébration du caractère précieux d’un moment non reproductible.
[2] Petitmengin, C. Expérience intuitive : essai d’explicitation. Récupéré sur https://clairepetitmengin.fr/AArticles%20versions%20finales/francisco24juin.pdf
[3] Billeter, J.F. (2010). Éclairer notre expérience la plus commune. Philosophie magazine N°45.
[4] Go, N. (2009). Les printemps du silence. Buchet Chastel. P. 57
[5] Petitmengin, C. Expérience intuitive : essai d’explicitation. Récupéré sur https://clairepetitmengin.fr/AArticles%20versions%20finales/francisco24juin.pdf
[6] Soulages, P. (2002). Noir lumière/Entretien avec Françoise Jaunin. Suisse : La bibliothèse que arts, coll. Paroles vives.
[7] Go, N. (2002). L'art, la joie. Le philosophoire, 17(2), pp. 171-185. doi :10.3917/phoir.017.0171.
[8] Valery, P. Ego scriptor, Gallimard, NRF, poésie
[9] Go, N. (2002). Op. Cit. P. 8.
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